ÊTRE AU MONDE

J’ai découvert le travail Nora Douady il y a maintenant près d’une dizaine d’années à La Frette-sur-Seine lors d’une exposition dans une petite galerie, dont les fenêtres donnaient directement sur l’eau, les saules pleureurs et la lumière du ciel. Si je me permets d’évoquer ici ce souvenir personnel, c’est que je fus frappée, en regardant ses toiles, par la force de leur présence au monde. Nora Douady nous « donne à voir », pour reprendre le titre d’un recueil de Paul Eluard. Voir, c’est d’abord regarder, scruter l’infime et l’infini, jusqu’à ce que la réalité de l’arbre, de la feuille, du caillou ou de l’eau qui court acquière la puissance et le mystère du rêve.
L’émotion, devant un tableau, à la lecture d’un poème, ou à l’écoute d’une musique, naît souvent – presque toujours –d’une impression de « reconnaissance », d’une sensation indéfinissable non pas d’un .simple « déjà vu », mais plutôt d’un « déjà rêvé », en attente d’être révélé. Partant d’une observation obstinée du réel, Nora Douady cherche à en atteindre les couches les plus profondes, qu’il s’agisse d’une branche, d’une falaise, du vol d’une mouette ou du fragile miroitement de l’eau. Il me semble que Nora approuverait cette remarque de Valéry, qui prétend que regarder, « c’est oublier les noms des choses qu’on voit ». Oublier son nom et regarder la chose comme au premier jour de l’homme sur la terre, s’imprégner de sa forme, de sa couleur, de sa lumière, puis se fondre dans la matière, dans cet ocre, ce vert, ce bleu jetés sur la toile, jusqu’à ce que resurgissent, venu d’on ne sait où, le souvenir d’une émotion ou l’image floue d’un paysage oublié de l’enfance. Cézanne affirmait que peindre, c’était « réaliser des sensations ». Les toiles de Nora donnent parfois une impression d’apesanteur, comme si se recomposait sous nos yeux un univers onirique à partir de la réalité la plus sensorielle du caillou, de la brume ou de la transparence d’un ruisseau. C’est cette oscillation permanente qui fait toute la singularité de son travail, oscillation entre la précision de son observation du réel et son désir d’y échapper pour ne conserver, peut-être, que la sensation d’être au monde – au cœur même du vivant.
Béatrice COMMENGE 2018